Je suis entière, même si le monde me préfère en morceaux

Grandir en quartier populaire, c’est apprendre tôt à survivre aux regards qui te jugent, aux murs qui t’enferment, aux rêves qu’on voudrait t’arracher. Être une femme racisée, c’est devoir prouver sans cesse qu’on existe. Alors on écrit, on parle fort, on refuse de se taire. Parce qu’on ne nous laissera pas une place, alors on la prend.

les rêves te feront pleurer
3 min ⋅ 10/03/2025

La poésie, c’est un miroir et une arme. Elle révèle ce qu’on veut cacher, donne une voix à celles qu’on préfère taire. Dans Les rêves te feront pleurer, j’écris ma réalité : celle d’une femme des quartiers populaires, toujours sommée d’être ‘assez’ pour appartenir, sans jamais l’être tout à fait.

Les quartiers populaires, ces lieux où les rêves s’effacent avant même d’exister

“Je ne viens pas des beaux quartiers
je viens d’un endroit
où les rêves s’effritent avant de grandir,
où les murs trop fins
laissent passer tous les cris.”

Dès les premiers vers, le décor est planté. Les “beaux quartiers” représentent ici la réussite sociale, l’espace où tout semble possible, où l’avenir est une promesse et non un combat. En opposition, mon “endroit” est un lieu où l’ascension sociale est un parcours d’obstacles.

Les “rêves qui s’effritent avant de grandir” traduisent une fatalité : dans ces quartiers, beaucoup de jeunes grandissent avec des ambitions étouffées par la réalité économique et sociale. Ce phénomène a été théorisé par le sociologue Pierre Bourdieu, qui explique comment le déterminisme social limite les possibilités d’émancipation.

Les “murs trop fins” évoquent à la fois l’exiguïté physique des logements sociaux, mais aussi la porosité entre l’espace privé et public. Dans ces immeubles, l’intimité est réduite à néant : on entend les disputes des voisins, les cris de détresse, les bruits du quotidien. L’absence de silence est aussi l’absence de répit.

Trop et pas assez : l’identité sous tension

“Je ne suis pas assez d’ici,
pas assez blanche
pas assez riche
je suis trop et pas assez
à la fois.”

Cette strophe exprime un malaise identitaire, un entre-deux permanent. La phrase “pas assez d’ici” traduit le sentiment d’être considérée comme étrangère, même en étant née et ayant grandi en France.

Le fait de “ne pas être assez blanche” fait référence à la manière dont la société valorise un modèle dominant d’appartenance basé sur des critères ethniques implicites. Dans les médias, dans le monde du travail, dans la mode, être une femme racisée implique souvent un effort supplémentaire pour prouver sa légitimité.

“Pas assez riche” renvoie aux inégalités économiques. La classe sociale joue un rôle majeur dans les opportunités d’éducation, d’emploi et d’évolution. Dans la réalité française, être issu d’un quartier populaire, c’est souvent devoir justifier son parcours et affronter des préjugés sociaux ancrés.

Puis vient l’ambivalence : “Je suis trop et pas assez à la fois.” Une phrase simple, mais qui résume toute la complexité de l’identité quand on est perçue à travers des stéréotypes. Trop bruyante, trop visible, trop différente… et en même temps, jamais assez conforme, jamais assez à sa place.

La philosophe Simone de Beauvoir disait : “On ne naît pas femme, on le devient.” Mais dans un quartier populaire, devenir femme signifie aussi apprendre à naviguer entre le sexisme, le racisme et la précarité sociale. C’est un combat pour exister pleinement, sans être réduite à un rôle, une image, une assignation.

L’entièreté face à la fragmentation du monde

“Je suis entière,
même si le monde
me veut en morceaux.”

Cette dernière strophe est une affirmation de soi, un acte de résistance.

Le “monde” ici représente toutes les forces qui cherchent à morceler l’identité d’une femme racisée et issue d’un quartier populaire : le racisme institutionnel, les discriminations de genre, les attentes culturelles, les stéréotypes.

“Me vouloir en morceaux”, c’est vouloir diviser mon identité en catégories qui ne communiquent pas entre elles : soit femme, soit issue d’un quartier, soit d’origine étrangère, mais jamais tout cela à la fois. C’est le refus de l’intersectionnalité, cette idée que les oppressions se croisent et s’additionnent.

Mais “je suis entière”. Cette phrase est une réappropriation. Elle signifie que malgré tout, je refuse d’être réduite. Je suis complexe, multiple, forte, et je prends ma place dans le monde.

Quand la poésie devient une arme politique

Ce poème ne parle pas seulement d’une expérience individuelle : il traduit une réalité partagée par de nombreuses femmes des quartiers populaires. La société leur impose des limites, mais elles les dépassent. La poésie, comme l’a fait Maya Angelou avec Still I Rise, est un moyen de reprendre le pouvoir sur son histoire.

Écrire, c’est dire : Je suis là. Vous ne pouvez pas m’effacer.

Les luttes féministes doivent inclure toutes les femmes, pas seulement celles qui ont déjà accès à une forme de pouvoir. Les femmes des quartiers populaires sont trop souvent absentes des récits médiatiques, sauf lorsqu’il s’agit de parler d’insécurité ou d’immigration. Elles ne veulent pas être des sujets d’étude, elles veulent être entendues comme des citoyennes, des intellectuelles, des artistes, des leaders.

Ce poème est un cri de révolte, mais aussi un chant d’espoir. Il rappelle que malgré les injonctions, malgré les discriminations, nous restons entières. Parce qu’exister en tant que femme des quartiers populaires, c’est déjà un acte de résistance.

les rêves te feront pleurer

Par Sarra Salhi

À propos de l’auteur de …
Sarra Salhi, originaire de Lyon, est une journaliste et animatrice radio. Son inspiration révèle une sensibilité particulière à la nostalgie et à la souffrance que peut engendrer l'amour.

Elle publie en 2023 son tout premier recueil de poésie intitulé " les yeux inondés d'amour".

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